lundi, mai 14, 2018

"Cette putain si distinguée" de Juan Marsé (Espagne)

Un écrivain – double de l’auteur ? – est sollicité pour écrire, sur commande le scénario d’ «un film inspiré d’un fait réel qui s’était produit des années plus tôt à Barcelone, un crime horrible qui avait en son temps suscité des conjonctures nombreuses et très diverses, et dont le mobile, apparemment passionnel, n’avait jamais été entièrement éclairci ».
Nous sommes en 1982. Le narrateur, en panne d’inspiration, accepte bon gré mal gré de revenir sur cette histoire, même s’il mesure bien la différence entre écriture de scénario et littérature. Ce crime s’est déroulé en 1949, en pleine période franquiste, et le meurtrier, un certain Fermin Sicart, travaillait alors comme projectionniste dans un cinéma de quartier, le cinéma Delicias. Régulièrement une prostituée venait lui rendre visite dans sa cabine de projection, et le protagoniste semblait apprécier sa compagnie, et pourtant on l’a retrouvée un jour morte, étranglée avec de la pellicule de cinéma, et Sicart a avoué aussitôt en être le meurtrier.

Pour écrire ce pré-scénario, et après un premier travail de préparation, sous la houlette du producteur qui lui a passé commande, le narrateur va tout simplement inviter Firmin Sicart à lui donner sa propre version des faits. Ayant entre temps purgé sa peine, celui-ci accepte facilement, pour peu qu’on le dédommage pour la confession qu’il livrera, au cours de plusieurs après-midi, sur la terrasse de l’écrivain. Ce dernier est pour quelques semaines célibataire, sa femme et ses enfants en vacances, et il est épaulé par la fidèle servante Felicias, un personnage haut en couleurs, dotée d’une mémoire d’éléphant en ce qui concerne les films de la grande époque projetés dans les cinémas de quartier.
Et de mémoire, il en est bien question.
Parce que Fermin Sicart est passé par les mains d’un célèbre médecin franquiste, qui avait pour obsession d’enlever le « gène rouge » aux patients (ou victimes ?) qui passaient entre ses mains : les « lavant » de leurs souvenirs et les remplaçant par des pensées beaucoup plus correctes. Ce qui fait que trente ans plus tard, le malheureux projectionniste ne se souvient plus du tout du mobile de son meurtre. De quoi piquer la curiosité de l’écrivain, qui espère refaire surgir le souvenir en fouillant la mémoire du meurtrier.
Sur fond de cinéma noir et blanc, Juan Marsé revient sur ses thèmes favoris : le passé qui ne passe pas, la vie misérable des petites gens sous Franco. Il nous fait revivre le Barcelone des années 40, par le truchement du récit du projectionniste repenti, une vie où les pauvres se débrouillent comme ils peuvent pour survivre à la misère, y compris en adhérant à l’idéologie dominante. Lucide, l’écrivain l’est aussi pour la société qui a succédé au franquisme : nous sommes en 1982, période charnière où l’on essaye de se débarrasser des fantômes, un monde où les vrais coupables ne seront jamais punis.

De mémoire il en est donc bien question, et on comprend qu’il parle aussi de ce passé franquiste que l’Espagne n’a jamais vraiment interrogé, tournant rapidement la page d’un période peu glorieuse : lorsque Juan Marsé écrit « traiter des ruses de la mémoire et des pièges que nous tend cette putain si distinguée » on comprend que le titre a plusieurs significations …
Mais peut-on se débarrasser vraiment de son passé ? Les mots peuvent-ils retrouver du jour au lendemain leur sens véritable, après avoir été pervertis pendant toute une période ?
La société post franquiste est-elle aussi libre qu’on le dit, dans un monde où des midinettes rêvent de crever l’écran et sont prêtes à tout pour décrocher un rôle et où les auteurs de littérature n’ont droit qu’à un strapontin en terme d’audience et de notoriété ? On pense alors à d’autres auteurs espagnols, qui creusent ce sillon depuis longtemps, comme par exemple dans l’excellent « Si rude soit le début » de Javier Marias, où l’on découvre le passé d’un médecin apparemment au-dessus de tout soupçon …
Mais c’est encore le personnage féminin, la rouée Felicias, qui a le meilleur rôle : elle qui pose des devinettes concernant les répliques fameuses des films de la belle époque – devinettes qu’elle gagne à coup sûr. On ne vivra la scène finale qu’à la toute fin du livre, comme un long travelling, une scène imaginée plusieurs fois par le narrateur qui se prend au jeu du scénariste, quitte à en faire beaucoup trop, jusqu’au dernier récit du projectionniste retrouvant partiellement la mémoire.
Plus qu’un règlement de comptes avec la période franquiste, un thème que Juan Marsé a déjà traité de nombreuses fois, c’est aussi un très bel hommage à un cinéma d’une belle époque, un temps où n’existaient pas ces « telenovelas » aux scénarios plein de clichés et aux actrices choisies plus pour leur plastique que pour leur jeu à l’écran. Felicias la servante a raison : rien ne vaut un bon cinéma de quartier.
Extrait p. 207 : « Il se tut soudain et resta à me regarder, immobile, tendu et encore plus dans l’expectative que moi : attendait-il que j’approuve le récit tant attendu ? Les premières ombres du soir brouillaient son visage et il n’était pas aisé de deviner ses pensées, mais avec cette attitude hiératique il semblait me dire : Maintenant c’est à vous de m’expliquer ce qui m’est arrivé, ce qui a fait agir mes mains, c’est à vous de me donner le rôle qui me revient dans cette malheureuse histoire ; à vous, auteur d’aventures romanesques réputé, vous qui vous vantez d’enquêter sur les processus émotionnels qui déclenchent notre conduite et qu’on récompense pour cela, vous qui maîtrisez l’art d’imaginer des raisons du cœur que la raison ignore, vous devez maintenant m’expliquer comment a surgi, et pourquoi, et d’où vient ce brusque et impénétrable délire qui a ruiné ma vie … »

Florence Balestas

Cette putain si distinguée, de Juan Marsé, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, éd. Christian Bourgois, 2018

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