vendredi, janvier 19, 2018

"Les âmes errantes", de Tobie Nathan (France)

Tobie Nathan est professeur de psychologie à Paris 8 et ethnopsychiatre. Il a beaucoup travaillé sur les migrants.
Pendant trois ans, il a reçu des jeunes en voie de radicalisation qui lui ont raconté leurs histoires familiales et personnelles. Il a tenté de comprendre leurs parcours de vie et nous explique dans ce livre leur façon de penser.

Il se sent proche de ces jeunes, car comme eux il est issu d'une famille de migrants, arrivé en France à l'âge de 8 ans.
Il déplore le manque de racines culturelles de certains d'entre eux et c'est la raison pour laquelle ils les qualifient d'«âmes errantes » :

« Je qualifie d' « âme errante » cette fille non pas détachée, puisqu'elle n'a jamais été liée ; non pas égarée, puisqu'elle n'a pas de lieu à retrouver, d'Ithaque à rejoindre ; mais flottante, angoissée, animée d'absence. Cet être est bon à prendre, à soumettre – c'est une proie pour les chasseurs d'âmes.
Voilà donc une formule majeure, le sésame des « âmes errantes », devenues proies faciles d'une radicalité religieuse montante. La formule se décline sur deux générations : perte du lien fonctionnel avec l'appartenance culturelle (la source) à la première, problèmes de filiation à la seconde.

J'ai été surpris par l'occurrence de cette formule, tant dans la liste déjà longue – bien trop longue ! - de jeunes gens ayant commis des attentats en France que dans les rencontres cliniques au quotidien ».

Selon lui, ils trouvent dans la religion une réponse à leur mal-être et une raison de vivre et d'agir :

« Et lui, le jeune homme, raconte sa conversion comme une élucidation de tout son être. Il comprend maintenant pourquoi son père l'a abandonné avant même sa naissance, pourquoi il a erré d'échec en échec, pourquoi il ne parvient pas à se désaccoutumer de son intoxication au cannabis, de sa fascination pour les jeux vidéo, pourquoi, surtout, il se sent étrange, différent des autres enfants, différent de sa mère, aussi, et cela depuis toujours... Autant d'errances, pense-t-il, qui préparaient l'illumination à venir : la rencontre avec l'islam. Sentiment d'eurêka, bouleversement radical, lourd de tous les possibles.
Dans un même mouvement, le converti a l'intuition de son destin et une connaissance immédiate de la véritable organisation du monde. »

Ils semblent convaincus de la nécessité absolue de sauver leurs proches, dans un monde de plus en plus corrompu :

« Seuls quelques justes, quelques « parfaits » survivront ou bien, selon d'autres versions, ressusciteront. Les autres disparaîtront en une gigantesque purification et s'en iront rôtir pour l'éternité. Ils veulent sauver leurs proches -qui une mère, qui une sœur ou un frère- qui risquent de sombrer avec les détritus d'un monde condamné, pour la seule raison qu'ils ignoraient la décision de Dieu. Ils informent, préviennent, militent, prêchent, hurlent de rage de n'être pas entendus.
Mais comment sont-ils certains de l'imminence de l'apocalypse ? C'est qu'on les a instruits des signes qui l'annoncent -signes qui, dans leur pensée, ne comportent aucune équivoque...
Parmi ces signes, le premier : la corruption. Corruption du monde, désordre dans la relation entre les peuples, entre les pays, corruption générale de la nature des êtres -le Coran précise même que, à la fin des temps, la différence entre les hommes et les animaux disparaîtra, les animaux parleront alors, adressant des reproches aux humains.»

Par ailleurs, Tobie Nathan effectue un parallèle avec sa propre jeunesse, révoltée et sensible aux souffrances d'autres peuples, notamment du peuple vietnamien :

« Nos vingt ans ont été politiques. Nous étions marxistes, passionnément, révoltés par les souffrances du peuple vietnamien injustement agressé par l'impérialisme américain. J'étais « Comités Vietnam de base », opposé aux « Comités Vietnam national »... Grands affrontements au nom de petites différences ! Nous aussi, comme le jeune homme tchèque que j'évoquais plus haut, nous sommes engagés à la vue des photographies d'enfants martyrs. Pour nous aussi, le centre du monde était là-bas – non pas à Raqqa, Bamiyan, Téhéran, Gaza ou La Mecque, mais à Cuba, Hanoï ou Pékin. Nous n'apercevions pas encore le pas de nos portes que nos regards s'étaient fixés au loin. Nous avions abandonné nos affiliations pour rejoindre un monde d'égaux, taillé à la dimension de la planète. La seule différence, à mes yeux, entre leurs vingt ans et les miens est que les forces que nous avions décidé de rejoindre ne s'intéressaient pas à nous.»

Puis, il tente quelques réponses possibles face aux attentats djihadistes et à la peur :

« Il ne faut jamais porter publiquement l'accent sur la terreur. La terreur, il faut le savoir, est communicative. Devant une personne terrorisée, on est terrorisé à son tour, et sans même savoir pourquoi. « Soigner » la terreur ne peut jamais consister en un partage de l'émotion. Les comptes rendus des journalistes, les prises de position des politiques, qui, faute de penser, paraphrasent indéfiniment l'émotion, se révèlent auxiliaires de l'action terroriste, contribuant à répandre la terreur.
Plus encore, le concept de « traumatisme », en mettant l'accent sur les faiblesses des victimes, en gommant leur révolte, en leur interdisant l'expression de leur désir de vengeance, paralyse par contagion les éventuelles victimes. Il faudrait bannir le mot « traumatisme » de toute analyse du phénomène djihadiste. »

Bien entendu il s'agit d'un éclairage personnel, mais Tobie Nathan base toutes ses réflexions sur une étude approfondie et un échange privilégié avec un grand nombre de jeunes, et appuie son analyse sur un parcours professionnel solide. Son regard est par conséquent un apport essentiel et constructif sur un phénomène qui nous préoccupe tous. J'ai beaucoup apprécié ce livre. Lisez-le !

Rachel Mihault

Les âmes errantes, Tobie Nathan, éd. L'iconoclaste, 2017



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