mercredi, décembre 06, 2017

"Le corps des ruines", de Juan Gabriel Vasquez (Colombie)

Juan Gabriel Vasquez a dû lire « Si par une nuit d’hiver un voyageur » de Italo Calvino.
Ou bien, s’il ne l’a pas lu, il s’est intéressé aux récits enchâssés.
Car sinon pourquoi embarquer le lecteur sur des chemins de traverse, abandonner le narrateur à ses angoisses de paternité, au moment de la naissance de ses deux jumelles prématurées, délaisser le sympathique Docteur Benavides, retrouvé justement au moment de l’accouchement, et interrompre même le premier récit historique pour un autre récit historique plutôt fumeux, et y consacrer plus d’une centaine de pages de ce « Corps des ruines » ?

Tout commence en effet par le retour du narrateur dans son pays natal, la Colombie, et par une interrogation concernant le « récit national » officiel enseigné dans les écoles.

Et si le brillant Jorge Eliecer Gaitan n’avait pas été assassiné le 09 Avril 1948 ? Etait-ce vraiment l’affaire d’un seul homme, lynché peu après ? Ou bien la mystérieuse vertèbre datant de son autopsie révélerait-elle un autre meurtrier ?


Et qui est ce mystérieux Carlos Carballo, un homme peu fréquentable, avec qui le narrateur a une vive altercation, le soir de leur rencontre, chez le Docteur Benavides, et que le narrateur considère vite comme un adepte de la théorie des complots ?

Il n’empêche que cet homme étrange le fascine et que le narrateur, bien malgré lui, va se laisser entraîner à écouter ses théories obscures. Carlos Carballo serait peut-être aujourd’hui une sorte de lanceur d’alertes, si le terme n’était pas totalement anachronique.
En tout cas, des théories sur l’histoire officielle et sur ce que l’on cache au public, il en a.
Et pas seulement sur l’assassinat de Jorge Eliecer Gaitan, sorte de John Fitzgerald Kennedy colombien, mais aussi sur le Sénateur Rafael Uribe Uribe, assassiné 34 ans plus tôt, en 1914, et dont la légende veut qu’il ait été tué par deux menuisiers qui auraient décidé de leur forfait sur un coup de tête.

« Les théories du complot sont comme des plantes grimpantes, Vasquez : elles se raccrochent à ce qu’elles trouvent pour monter, monter jusqu’à ce qu’on leur retire leur support. »

Trafic de reliques, émission radio pour insomniaques, long récit (trop long ?) de ce Marco Tulio Anzola, un héros aux yeux de Carballo, qui, seul contre tous, va tenter de démonter la théorie officielle et dévoiler les coupables qui auraient fomenté le meurtre politique, tout cela forme les 500 pages de ce « Corps des ruines ».
« Oui, c’est là que tout commence, a-t-il répété. Ce casse-tête monumental que personne ne connaît dans ce pays de gens crédules et sans mémoire, ce chaos auquel j’ai consacré plus de temps qu’à moi-même commence là, fin 1914, avec ce petit jeune homme qui s’appelle Anzola, un mystère de l’histoire, un fantôme que ce crime a sorti de l’ombre et qui y est retourné cinq ans plus tard, un homme qui menait une vie ordinaire et était peut-être heureux, et qui s’est tout à coup trouvé obligé de mettre à jour une conspiration. »



Nous sommes devant tout cela comme Juan Gabriel Vasquez écoutant Carlos Carballo ou lisant le « Qui sont-ils ? » ouvrage d’Anzola destiné à faire la lumière sur les événements de l’assassinat du Sénateur. C’est-à-dire en partie agacés, mais aussi curieux ou fascinés de voir sur quoi se fondent ces théories et jusqu’où peut aller un homme convaincu d’avoir raison contre tous.

Les analogies avec la période d’aujourd’hui sont faciles à faire, tant l’univers de la Toile a apporté lui aussi son lot de « fake news » et de théories de conspiration. Le 11 Novembre a-t-il été vraiment l’événement qu’en a retenu la grande majorité de la population ou bien a-t-il été mis en scène par des Américains soucieux de légitimer leur intervention au Moyen-Orient ? pour n’en citer qu’une.

Trahisons, désinformation, fantômes du passé sont autant d’ingrédients que Juan Gabriel Vasquez utilise avec maestria, même si ce roman, une fois refermé, laisse un goût amer dans la bouche, une sorte de dégoût pour les forces prêtes à maquiller un assassinat politique en banal fait divers.

Selon moi, le récit aurait gagné in fine, après cette très longue démonstration de l’enquête menée par Anzola pour faire la lumière sur la mort du Sénateur Uribe Uribe, à revenir au présent – au niveau du premier récit – : il manque, par exemple, une scène finale où le narrateur retrouverait le bon Docteur Benavides et où ils pourraient philosopher sur les vicissitudes de l’histoire telle qu’elle nous est présentée et enseignée.

Mais le dernier mot du narrateur est pour le présent de la paternité : « m’amusant à écouter leur respiration régulière au milieu des bruits de la ville, qui s’étend de l’autre côté de la fenêtre et peut parfois se montrer cruelle dans ce pays de haine, une ville et un pays dont mes filles hériteront du passé comme j’en ai hérité, un legs de sagesse et de démesure, de réussites et d’erreurs, d’innocence et de crimes. »
Florence Balestas


Extrait p.141 : « Ce sont moins ces gages de bonne foi que la curiosité qui m’ont incité à me taire, cette terrible curiosité qui m’a si souvent causé des ennuis sans que je sois capable d’en tirer la leçon. J’ai toujours été curieux de l’existence d’autrui en général, et je m’intéresse en particulier à celle des individus tourmentés et à ce qui survient dans le secret de leur solitude, derrière les volets. Nous avons tous des vies cachées, mais parfois le volet bouge pour nous laisser entrevoir un acte ou un geste, et nous soupçonnons que, derrière, il se passe des choses, sans qu’on sache jamais si ce qui nous captive dans leur face cachée est leur invisibilité ou les efforts fournis par les autres pour ne pas nous la révéler. »

Le corps des ruines, Juan Gabriel Vasquez (traduit par Isabelle Gugnon), Seuil, 2017, 512 pages

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