samedi, octobre 17, 2015

« Les Enfants de Lilith », de Laurence Biberfeld





Pour lire ce roman, je m'y suis reprise à deux fois… Bon, il faut dire que c'était ma deuxième lecture sur tablette et que je ne suis pas encore parfaitement au point sur la question, en particulier avec les retours en arrière dans ma lecture quand les méandres de l'histoire sont tels que je n'ai pas tout suivi… Or ce roman de Laurence Biberfeld est particulièrement riche en méandres et en tours et détours en tout genre… Finalement, une seule solution : se laisser porter sans chercher à tout engranger ! Le lâcher-prise dans la lecture 'littéraire', voilà un thème qu'il serait intéressant de creuser, non ?!
Bref !

Selon la légende, Lilith c'est la première femme et la première compagne d'Adam, avant Ève. Wiki-notre-ami nous explique : « C’est dans l’Alphabet de Ben Sira que se trouve expliqué le destin de Lilith : elle est tirée de la même terre qu’Adam et donc se considère comme son égale. Elle refuse de se tenir sous lui quand ils font l’amour, ce qui provoque une dispute. Elle invoque alors le nom de l’Éternel, des ailes lui poussent, et elle abandonne Adam et l’Éden. Devant les plaintes d’Adam, Dieu envoie trois anges convaincre Lilith, qui s'obstine. Elle est donc celle qui dit non à la fois à la position que lui propose l’homme dans leur couple et à la tentative de réconciliation de Dieu lui ordonnant de se plier au désir de l’homme. » Tout un programme n'est-ce pas ? Elle serait donc sans doute la première féministe de l'humanité ! Conséquence logique, pour certains, elle fait forcément partie de l'armée des démons... Cela va de soi !
Alors, voici ce que l'éditrice dit de ce roman, « Les enfants de Lilith » :
« Une tribu de Tziganes est fixée dans la cité des Tortues, à Hoendanse, où la veuve Bayrisch, toute-puissante entrepreneuse de l’industrie pharmaceutique, a encouragé leur installation. Ces Tziganes ont avec eux leur ancêtre, Sara bi Limoresqo, qui ne meurt pas. Ils vivent comme ils peuvent, comme partout, et mal. Un juge coulant et une commissaire rigoriste gèrent leurs menus débordements. Puis deux affaires conjointes, celle d’un trafic de pièces de voitures volées et celle d’une série d’empoisonnement, poussent la commissaire et le juge dans une série d’investigations inopérantes. L’histoire contemporaine plonge dans l’Histoire : proche de Mengele, Angela Bayrisch fut une personnalité occulte mais éminente du régime nazi et son destin est indissociablement lié à celui des Tziganes, dont Sara est la mémoire. Tandis que le commissaire et le juge piétinent, un duel magique s’engage entre les deux vieilles femmes. »

L'écriture de Laurence Biberfeld est foisonnante, ses descriptions du quotidien sont aussi fouillées que celles qu'elle fait de la grande Histoire, et on se laisse emporter par les mots qui finissent par peindre des fresques dans notre esprit. N'oublions pas que Laurence Biberfeld est également dessinatrice, ceci explique sans doute cela ?!
Et au-delà du style, il y a bien entendu les thèmes abordés, auxquels Laurence Biberfeld est fidèle : l'antagonisme entre le « petit » peuple et les puissants, la loi, le maintien de l'ordre et la justice là seulement pour asseoir le pouvoir de ceux qui l'ont déjà – pour maintenir l'ordre donc ! -, la vie des femmes au cœur de l'essentiel et chargées de tout concilier et de préférence sans garder rancœur pour la petitesse et la violence des hommes à leur égard…
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Pour vous donner une idée, voici quelques extraits (sans numéro de page, e-book oblige...) :
« La Phuri-Day, la vieille, reprend avec un sourire de satisfaction :
Alors je vis une mer immense, ne l’entendez-vous pas encore chanter ? Ou est-ce le bruit du vent dans les feuilles des arbres ? Ou celui des camions sur l’autoroute ? Peu importe, ce soir nous chantons et nous nous réjouissons au fond, au fin fond de la mer qui fut. Et puis les eaux se retirèrent, ne laissant qu’une lagune au bord de laquelle venaient pondre ces belles tortues rouges en forme de cœur, avec leur plastron jaune orangé, celles qu’on appelle caouanes, vous savez ?
Les enfants qui chuchotaient encore se sont tus. Les plus petits ont la bouche ouverte. Le quartier où ils vivent s’appelle la cité des Tortues, à cause des carapaces fossilisées retrouvées dans l’épaisseur du calcaire lors des travaux de terrassement. Certains des plus jeunes dorment encore dans ces carapaces. Et si la plupart d’entre eux se reconnaissent membres de la vica Saresti, ils préfèrent dire qu’ils sont de la lignée des Tortues. Il est difficile de parler tout haut d’une ancêtre sur laquelle les siècles n’ont pas de prise. Sara bi Limoresqo est sans tombeau, comme le dit son nom, parce qu’elle ne meurt pas. C’est ainsi. Sa longévité est une énigme que les Tsiganes acceptent à l’égal d’autres mystères.
Alors je battis des cils, et la lagune se vida comme une baignoire. Sur les milliards de petits squelettes blancs, plus blancs que le sourire de la fraîche épousée… »


« La vie privée de Marie-Christine est vraiment privée de tout, mais elle répond à son désir de respectabilité : sur l’état civil, et c’est l’essentiel à ses yeux, elle est épouse et mère. Cela lui donne la sensation rassurante d’être irréprochable. Mais sa vraie vie, sa seule vie réelle se déroule entre les murs du commissariat, dans les rues de la ville et les bureaux du palais de justice. Elle est plus proche de la plupart des flics que de son fils ou son mari, et les désordres tragiques ou sordides auxquels la confronte son métier l’émeuvent davantage que la prodigieuse sénescence de sa vie conjugale. »


« Ce désaccord se concrétise surtout autour du maintien de l’ordre au quotidien, la lutte contre les incivilités et les délits mineurs. Pour elle, il s’agit d’un aspect essentiel de sa fonction, un peu comme le ménage quotidien. Sinon la baraque s’en va à vau-l’eau, les moutons s’accumulent autour du fil du téléphone, les toiles d’araignées emprisonnent la poussière, les carreaux deviennent poisseux sous les semelles. La lutte contre la grande délinquance, les réseaux de prostitution, la vente d’armes et de came, les détournements massifs de fonds au profit de crapules insérées comme des tiques aux endroits stratégiques du tissu social pour parasiter les grands flux de pognon d’un pays prospère, tout ceci relève d’opérations plus ambitieuses, genre nettoyage de printemps, gros travaux. Le juge Barrymore ne partage pas ce point de vue. Il fait preuve d’une inertie minérale dès qu’il s’agit de cadrer les populations à problèmes, comme les Tsiganes de la cité des Tortues ou les petits beurs du quartier Beausoleil. Pourtant c’est eux qui mettent une sale ambiance au jour le jour. La grande délinquance ne concerne qu’une minorité de gens, alors que la petite empoisonne tout le monde. Mais il est difficile de défendre un pareil postulat devant le juge : il habite rue Montessori, juste au bord de la cité des Tortues, un vaste appartement en rez-de-chaussée qu’il ne ferme jamais.
Qui ils emmerdent, qui ? Des noms, dit-il, une étincelle ironique au bord de l’œil. »

« – Prendre, poursuit le juge sans écouter. Pour les peuples nomades, la propriété n’existe pas. On prend ce qu’on trouve et roule ma poule. Après tout, la propriété consiste à confisquer un bien, non pour en jouir, puisque la jouissance est possible sans propriété, mais pour en priver autrui. Vous trouvez ça plus légitime ?
Vous n’êtes pas en train de m’expliquer que la propriété c’est le vol ? demande Marie-Christine avec un sourire contraint.
Non, je suis en train de vous suggérer que le vol découle de l’existence de la propriété. Mais vous-même, qu’en pensez-vous ?
J’en pense que j’ai trois plaintes des commerçants suivants : monsieur Gaillon, le confiseur de la rue des Rigoles, madame Jouffroy, l’épicière du passage d’Anjou, et monsieur Cantabrel, le vendeur de cycles de la rue Maleval…
Elle peut la ramener, la mère Jouffroy, elle vient de se faire redresser de quarante bâtons pour fraude fiscale et commercialisation délibérée de produits dangereux frauduleusement introduits sur le territoire. Elle vous fait bouffer du poireau ukrainien, la mère Jouffroy. Avec ça vous chiez fluo, vous pissez des becquerels… »

« Le jour ne va pas tarder. La veuve se lève, il lui est désagréable d’entendre battre son sang, elle voudrait, comme à la fin de toutes les nuits, pouvoir arrêter la musique archaïque de la vie. Elle sait aussi que ces sentiments écœurants ne durent qu’un moment, celui qui précède l’aube. Elle se plante à la fenêtre, écarte les rideaux. Là-bas, à l’est, en bas de pente, les immeubles de la cité des Tortues sont tavelés d’escarboucles, un feu crépite, celui de la vieille sans doute. Angela sourit dans le noir, son esprit se réveille bien après son âme et son corps, elle sent en elle s’étirer un gros chat plein de férocité et d’appétit, elle se sent elle-même. »

« Et puis il y a des gens, sans qu’on les aime davantage, sans qu’on soit forcément dépendant, qui sont pour vous une porte ouverte sur un monde beaucoup plus vaste et mystérieux. Il y a des gens qui font reculer votre horizon jusqu’à l’infini. Célestin a été ça pour moi, et bien avant de savoir lire, bien avant de rentrer dans le rang, si on peut dire. J’ai su tout de suite, ça fait con mais c’est vrai, que ce type allait m’apporter un truc tellement immense que c’était pas la peine d’espérer le rendre, d’une façon ou d’une autre. Il m’a donné un autre regard, il m’a délivré. Ma vie n’a pas bougé, elle est toujours pareille, toujours insupportable et de traviole, mais j’ai un papillon dans la tronche que ça n’empêche pas de voler et butiner, et ça, je le dois à Célestin. Il connaissait la langue des fleurs, il savait parler autrement. Il était resté môme. Dans ce pays de merde, devenir adulte c’est renoncer à la curiosité, à la fraternité qu’on se sent avec tout ce qui vit, au droit et à la capacité d’inventer sa vie selon ses propres critères. D’un seul coup faut devenir un mouton sérieux. On ne garde plus de l’enfance que tout ce qui l’entraîne vers la pétrification, que ce qui témoigne du refus et de la trouille de grandir : le fantasme de toute-puissance, le caprice, la peur panique d’être supplanté. Célestin m’a appris à laisser tomber mon costard de chef, à ne pas me prendre au sérieux. Je ne l’ai jamais commandé. Il était pour moi une perpétuelle source d’inspiration. La complicité ne peut pas naître sans l’égalité. Maintenant je suis comme un con, orphelin. »
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Voilà ! Laurence Biberfeld, nous vous inviterons à la rencontrer le 11 décembre prochain au Gazette Café, à Montpellier, en compagnie d'Anne Bourrel. Nous avions déjà apprécié son roman suivant celui-ci, "La Meute des honnêtes gens", et nous en avions parlé ICI ! Très bientôt nous vous parlerons de "La femme du soldat inconnu" et de son dernier roman disponible - pour l'instant -, "Ce que vit le rouge-gorge"... Vous l'avez compris : Laurence Biberfeld est une auteure à découvrir et à suivre ;o) !

« Les Enfants de Lilith », de Laurence Biberfeld. Éditions Au delà du raisonnable, 2013. 292 p.

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